Le futur des traitements des données de santé : un équilibre bioéthique entre leur exploitation et la préservation de l’intérêt du patient
Le Pr. Christian Hervé (médecin-chercheur, professeur émérite à la Faculté de santé de l’université Paris Cité, professeur attaché à l’UFR Simone Veil – Santé de l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, chef du département d’éthique et intégrité scientifique de l’hôpital Foch) & M. Henri-Corto Stoeklé (biologiste, docteur en éthique médicale, responsable de l’éthique au département d’éthique et intégrité scientifique de l’hôpital Foch) œuvrent depuis plusieurs années pour faire évoluer la recherche scientifique en bioéthique en France, notamment sur les données de santé.
Comment mieux partager et valoriser les données de santé
La situation en France
Qu’est-ce qu’une donnée de santé ?
Pr. Christian Hervé (CH) : De façon relativement consensuelle, une donnée de santé se définit comme toute information relative à la santé, physique et/ou psychique, d’une personne. Selon l’Organisation Mondiale de la Santé, il peut s’agir de données qui se retrouvent dans un dossier médical suite à une consultation, de données notées par un praticien lors d’un échange avec un patient, ou encore de données qui font suite à un examen médical ou à des résultats d’une quelconque stratégie (paraclinique, prédictive, etc.). Cette notion est en constante évolution, et dépasse aujourd’hui le cadre classique des données issues des stratégies diagnostiques et thérapeutiques et doit faire face à de nombreuses exigences.
Bien sûr, cette définition dépend également des interactions englobant actuellement le terme de « santé » qui peut envelopper la santé humaine, mais également, comme nous l’a si bien rappelé la pandémie de la COVID-19, la santé animale et environnementale (One Health).
Comment les données de santé sont-elles produites ? Comment sont-elles partagées ?
M. Henri-Corto Stoeklé (HCS) : Dans un premier temps, il faut savoir que tout patient qui rentre dans notre hôpital, et c’est, à ma connaissance, également le cas à l’AP-HP (Assistance Publique – Hôpitaux de Paris) ou à l’AP-HM (Assistance Publique – Hôpitaux de Marseille), va potentiellement produire des données de santé (notamment dans le cadre du dossier médical), puisque toute donnée peut être colligée, stockée et exploitée, à la suite d’une information collective et d’un consentement dit « présumé », non spécifique à une étude donnée. Car ces données pourront par la suite être réutilisées dans le cadre de recherches dites « sur données » ayant pour finalités la recherche médicale et l’accélération des soins à la population. On peut dire qu’il y a eu un réel changement de paradigme au niveau des hôpitaux. Aujourd’hui, lorsque les patients se rendent à l’hôpital, au-delà de venir dans un établissement de santé pour recevoir des soins, ils peuvent entrer aussi, de fait, dans un centre de recherche, a minima sur données.
CH : Tout ceci est, en partie, lié à une première expérimentation qui a eu lieu il y a plusieurs années à l’université d’Harvard aux Etats-Unis. Trois hôpitaux américains ont mêlé et partagé leurs données de santé dans un entrepôt de données qu’on appelle en anglais « dataware », et se sont rendu compte qu’ils pouvaient les exploiter (pour faire de la prévention par exemple) et apprendre énormément sur les diverses pathologies, voire les redécouvrir.
Sur ce modèle, la création d’un entrepôt hébergeur de données au niveau de l’Hôpital Européen Georges Pompidou (HEGP), il y a environ une dizaine d’années, a permis de partager les données de santé au sein de l’hôpital, dans sa globalité, et non plus uniquement au sein des services, de manière scindée. Ces données peuvent être échangées entre les professionnels de santé de l’hôpital, ou en dehors, au sein d’autres organismes médicaux. Cela a permis de se diriger vers une approche plus transversale de l’analyse des données de santé recueillies, et de réaliser des recherches et des traitements sur un nombre de patients beaucoup plus important, qu’il s’agisse de recherches rétrospectives, prospectives mais observationnelles.
“Tout ceci s’est évidemment effectué avec une information préalable sur le traitement des données de santé à l’hôpital, afin que les patients perçoivent au mieux l’hôpital comme un lieu simultanément de soin et de recherche.“
HCS : A noter que certaines données de santé, telles que les données génétiques, sont plus sensibles, et par conséquent plus protégées par le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD)*, du moins en France. En France, ces dernières peuvent être produites uniquement dans le cadre du soin ainsi que d’une prestation, à la suite d’une prescription médicale (par exemple pour caractériser une cible génétique dans le contexte d’un cancer où les traitements standards ne seraient pas suffisants, afin de déterminer si une thérapie ciblée appropriée pourrait être mise en place) ou si le patient entre dans un programme de recherche pour de quelconques raisons.
*Le RGPD encadre le traitement des données personnelles sur le territoire de l’Union Européenne [définition de la Commission Nationale de l’Information et des Libertés – CNIL].
À qui appartiennent ces données ?
HCS : A ce jour, la notion d’appartenance des données de santé apparait, plus ou moins, comme un flou juridique, et dépend autant des conceptions culturelles et/ou personnelles du corps humain. En France, contrairement aux États-Unis, nous considérons que les données de santé d’une personne lui appartiennent, sans pour autant en être propriétaire**. Les données de santé sont des éléments à protéger, mais ne sont pas des biens pouvant être vendus. Les personnes peuvent en faire don à la recherche biomédicale via un consentement exprès, en vertu d’une loi le permettant, dans une optique de bénéfice collectif. Cela est régi par le principe de nonpatrimonialité du corps humain, correspondant à cette approche bioéthique qui refuse la commercialisation du corps humain.
**La propriété se définissant par le droit de jouir et de disposer des choses de manière absolue.
La notion de consentement éclairé
Pourriez-vous expliquer la notion de consentement éclairé ?
HCS : A l’hôpital, en France, de manière générale, il existe deux grands types de consentement avec des modalités précises. Le premier, le consentement dit « présumé », appelé aussi la « non-opposition », correspond à celui par défaut, généralement non-spécifique, dès lors qu’un patient pénètre dans un hôpital. Cela concerne principalement les recherches non-interventionnelles, menées sur ses données de santé recueillies par l’hôpital, et le plus souvent pour l’hôpital en question. Une note d’information est disponible sur le site internet, et physiquement dans l’hôpital, pour bien expliciter que toutes les données de santé sont justement susceptibles d’être stockées dans les systèmes, traitées et utilisées dans un cadre de recherche.
Pour les recherches interventionnelles, on doit utiliser un consentement dit « exprès », avec une finalité prédéterminée, qui se doit d’être explicitée au patient, et qui passe avant par une évaluation bioéthique et réglementaire d’un Comité de Protection des Personnes (CPP).
À noter que chaque personne a, bien sûr, le droit de s’opposer à consentir au recueil et à l’utilisation de ses données de santé à tout moment, et que tout ceci est contrôlé par deux références, respectivement légale et réglementaire, que sont la loi Jardé (2012) et le RGPD.
Quelles sont les limites sur cette notion de consentement ?
CH : Le corps humain est en train de changer de statut, puisque l’être humain est en réalité fait de données. Et nous sommes à l’ère où la médecine entre à grand pas dans leur exploitation presque systématique. Cela implique de faire évoluer le principe de consentement des personnes physiques responsables et consciencieuses qui contribuent alors à faire avancer ce qu’on appelle la médecine de données. Ce changement a notamment fait émerger le consentement présumé, développé précédemment, mais nous ne sommes pas persuadés qu’il soit compris dans sa globalité par les patients. Entre ce que nous pensons être la réalité et la vie réelle, il y a toujours une différence.
Est-il possible de s’inspirer de ce qui se fait à l’étranger, par exemple aux Etats-Unis ?·
HCS : Le système des Etats-Unis est un modèle culturel totalement distinct du nôtre, où le rapport au corps est très différent : le fait de vendre des informations relatives à sa personne, et à sa santé, n’y est pas absolument et moralement condamné.
C’est ce qui explique le succès de certaines entreprises privées de biotechnologie spécialisées dans la vente de tests génétiques sur Internet, qui sont en droit de produire et de stocker des données génétiques à partir d’échantillons fournis par des individus via l’achat d’un service et pour lesquels le consentement repose, plus ou moins, sur un clic. Ces entreprises totalisent aujourd’hui des millions de données de santé sur des bases de données qu’elles peuvent ensuite revendre, ou facilitent grandement l’accès à ce type de données pour des recherches académiques ou privées. En France, la réglementation est différente et ne permet pas que celles- ci transitent directement du patient à l’entreprise : c’est un long processus qui nécessite des intermédiaires.
Cela semble donc difficile de s’inspirer ou de transposer le modèle américain en France, bien que la difficulté d’accès aux données reste une réelle problématique dans notre pays. Finalement, la protection de la vie privée reste un axe majeur et prioritaire.
Comment faire évoluer les réflexions bioéthiques autour des données de santé ?
Les réflexions bioéthiques autour des données de santé
Quel est le rôle et la place des comités d’éthique ?
CH : Revenons d’abord sur l’historique des comités d’éthique. Il y a environ une dizaine d’années à l’HEGP, nous avons commencé à mettre en place un premier comité d’éthique afin de discuter de tout ce qui n’était pas abordé dans les Comités Consultatifs de Protection des Personnes qui se prêtent à la Recherche Biomédicale (CCPPRB, ou CPP de nos jours). Ces derniers sont issus historiquement de la volonté de protéger les volontaires sains participant à des essais cliniques de phase 1 d’un point de vue juridique en cas d’accident (loi Huriet- Serusclat, 1988). Par la suite, cette protection a été étendue à toutes les phases de l’élaboration d’un médicament ou d’un dispositif médical.
Aujourd’hui, des Comités d’éthique hospitaliers et/ou des comités d’éthique pour la recherche, viennent compléter ce champ pour s’assurer de l’éthique des pratiques sur les données de santé des patients. Comme à l’hôpital Foch, ces comités peuvent donner des avis sur ce que les CPP n’évaluent pas, notamment les travaux de recherche clinique sur les données de santé et non directement sur des personnes malades. Les membres de ces comités sont légitimes en fonction de leur formation en bioéthique et/ou en recherche, en sciences de la vie et/ou en sciences humaines et sociales. L’intérêt est toujours de discuter de ce qui n’est pas abordé dans les CPP, notamment de la réalité de l’information. Est-ce cohérent de les exploiter dans la mobilisation des données dans l’institution hospitalière ? Quel est le protocole ? Est-ce que l’on pose la bonne question ? Est-ce qu’on ne va pas exploiter ces données en dehors du cadre législatif ? Tous ces paramètres, dont le consentement, sont examinés.
En France, bien que ces comités soient en train de se développer, il n’y en a pas encore énormément. Même si légalement parlant, ils ne sont pas obligatoires, l’avis favorable de ces comités est nécessaire, voire indispensable, si l’utilisation de ces données donne lieu à un article scientifique. Aux Etats-Unis, l’équivalent sont les fameux « Institutional Review Board (IRB)», dans lesquels les investigateurs sont généralement internes à l’hôpital. En l’occurrence à l’hôpital Foch, nous avons fait reconnaitre ce comité comme IRB.
Quelle est leur influence sur la pratique des Professionnels de Santé ?
CH : Ces comités ont vraiment fait évoluer la pratique des professionnels de santé, notamment parce qu’aujourd’hui, l’avis des comités d’éthique est quasiment indispensable pour la publication d’études scientifiques. En effet, les éditeurs préconisent l’avis d’un comité d’éthique, ce qui n’était pas le cas il y a une quinzaine d’années. Par conséquent, si des professionnels de santé souhaitent publier leurs résultats et faire avancer la recherche, ils appliqueront une méthodologie et des principes susceptibles de recevoir un avis favorable d’un comité d’éthique ; et auront, peut-être, davantage conscience que les données de santé qu’ils travaillent sont issues des personnes qui ont donné leur accord pour ce traitement aussi scientifique et non uniquement clinique, et à cette potentielle publication scientifique, participant, de concert, à l’avancée de la connaissance scientifique en médecine et/ou en biologie.
Par ailleurs, la pandémie de la COVID-19 a eu une forte influence sur certaines habitudes des professionnels de santé, notamment sur les études rétrospectives. Avant l’épidémie, elles étaient considérées comme étant peu fiables au niveau méthodologique. Grâce à la COVID-19, les études rétrospectives ont été énormément développées et ont pris de l’importance. Or pour ces études également, l’avis de comités d’éthique est important.
Comment dynamiser les réflexions bioéthiques ?
Quelle est la place de la recherche en bioéthique sur les données de santé ?
CH : La recherche en bioéthique sur les données de santé nous apprend beaucoup de choses sur nos pratiques, et sur nos choix, grâce à l’analyse méthodologique de différents dossiers sur une thématique précise. Les professionnels de santé ne sont pas de simples applicateurs de la loi, ce sont aussi des personnes face à des patients et à des problématiques bioéthiques, autour de tensions entre des pratiques médicales et/ou biologiques et des positionnements moraux. Quelque part, il y a toute une réflexion hippocratique que les médecins ont encore à l’esprit et la recherche en bioéthique permet de montrer comment on peut encore avoir confiance, ce qui manque malheureusement actuellement aux scientifiques et qui peut être reproché par une partie de l’opinion.
Pour conclure, on est vraiment dans une évolution de la conception du corps et du rôle des institutions de santé. On ne se rend pas forcément compte que tout ceci est en train de changer de manière considérable et à grande vitesse. C’est pourquoi il existe un réel enjeu d’enseignement auprès des étudiants qui sont les professionnels de santé de demain : il est important de développer significativement la formation en bioéthique à l’égard des facultés de sciences, de médecine, de pharmacie, d’odontologie, etc. Mais également auprès des écoles vétérinaires, d’agronomie, afin de considérer la santé dans son ensemble.
Seuls des messages bien formulés par les professionnels de santé eux-mêmes, au sens large, sur leurs pratiques de soin et de recherche, même sur données, permettront de limiter la défiance qui se réinstalle depuis quelques décennies envers la science, y compris la santé. Et seuls la recherche et l’enseignement en bioéthique à travers des théories, et des méthodologies, propres et spécifiques, peuvent y contribuer.